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Inventaire sommaire des archives départementales de la Somme antérieures à 1790 (extraits)

Les gribanniers de la Somme

Au siècle dernier, la communauté des gribanniers d’Abbeville avait sinon de droit, du moins de fait, le monopole du transport des marchandises sur cette rivière, monopole qu’elle exerçait avec une tyrannie qui plusieurs fois mit le commerce d’Amiens à deux doigts de sa perte. Deux gros cartons sont pleins des doléances des commerçants de cette ville qui réclamaient à grands cris la liberté de la navigation, et des moyens par lesquels l’administration chercha vainement à mettre fin à cette situation fâcheuse et qui dura jusqu’à la Révolution, affaire fort longue et fort embrouillée et qui faisait le désespoir des employés de l’Intendance.

la Somme entre Saint-Valery et Amiens

Au dire des commerçants d’Amiens, il se passait dans le transport des marchandises sur la Somme des faits tels qu’on n’en voyait pas seulement sur les autres rivières du royaume, mais même sur celles qui arrosent les pays les plus barbares. Les gribanniers s’emparaient des marchandises non mentionnées sur les lettres de voitures, principalement les eaux-de-vie et autres liquides et les revendaient à leur profit, remplissant d’eau les tonneaux qu’ils laissaient ainsi à moitié vides. En 1764, ils refusent de faire leur service, pour obtenir une augmentation de salaire, soutenant leurs prétentions par les dernières violences. Deux vaisseaux venant de Marseille et chargés d’épicerie restent plusieurs mois sans être déchargés. Cette affaire qui fut portée au Conseil fournit un grand nombre de mémoires fort intéressants, entre autres un avis des députés du commerce accompagné d’un tableau du prix du marc d’argent comparé avec le prix du setier de blé, de 1655 à 1765. Deux ans après, les négociants d’Amiens ayant frété plusieurs navires de grains pour l’exportation, les gribanniers s’entendent pour exiger 24 sols du cent pesant, au lieu de 10 sols, prix déjà excessif et qu’ils s’étaient précédemment et par des voies de fait, fait attribuer.

Les gribanniers avaient établi entre eux un tour de rôle, d’après lequel on ne pouvait faire partir par jour qu’une seule gribane, de sorte que des marchandises qui auraient pu être livrées immédiatement étaient quelquefois obligées de rester embarquées 8 ou 15 jours. Ce tour fut bien aboli par arrêt du Conseil du 1er février 1724, mais il fut successivement rétabli et aboli de nouveau et, malgré les défenses les plus expresses, les gribaniers continuaient toujours à l’observer.

Mais ils étaient eux-mêmes exploités par une autre espèce de gens plus intraitable encore. Avant la création du canal de la Somme, deux hommes suffisaient pour tirer une gribane de Saint-Valery à Abbeville ; mais là, le flux devenant insensible, les bateliers, pour vaincre la rapidité du courant, étaient obligés de former des équipages de 7 à 8 hommes, dont les fonctions étaient celles pour lesquelles on employait des chevaux sur les autres rivières ; ces hommes de renfort n’étaient pas toujours suffisants. La Somme, qui a beaucoup de pentes dans la plus grande partie de son cours, en présentait surtout de très considérables à Pont-Remy, à Long, à Picquigny, et de Montières à Amiens.

La rapidité était si grande dans ces passages, qu’on mettait plus de temps à les franchir que dans le reste de la route. Il fallait alors former à chacun un nouvel attelage de 50 à 60 hommes, domiciliés dans ces localités et connus sous le nom de haleurs. Les bateliers étaient absolument à la merci de ces gens-là, qui étaient le fléau de la navigation. Ils avaient successivement fait élever leurs salaires, et, par eux, les cargaisons de vins et d’eau-de-vie étaient littéralement mises au pillage ; et malheur au gribannier qui osait s’y opposer ou se plaindre à l’autorité.

Croyant mettre fin à tous ces abus, l’intendant d’Agay rendit, le 18 octobre 1775, une ordonnance qui, sous les peines les plus sévères, supprimait le tour, interdisait de toucher aux cargaisons de vins et eau-de-vie, et établissait plusieurs règles pour la navigation. Les gribanniers répondirent par une grève, et se mirent en révolte ouverte contre l’autorité. L’un d’eux, qui avait consenti à transporter des marchandises, fut assailli à coups de pierres. Vingt-deux prirent la fuite. En 1782, il fallut une nouvelle ordonnance pour empêcher les gribanniers de rétablir le tour et annuler une délibération qu’ils avaient prise dans ce but.

Au siècle dernier, entre Amiens, Abbeville et Saint-Valery, le transport des voyageurs qui ne couraient pas la poste se faisait habituellement par eau. Primitivement, les voyageurs montaient tout simplement sur les gribanes qui portaient les marchandises. Le 30 décembre 1720, l’Intendant Chauvelin autorisa Jacques Brusque, maître gribannier à Abbeville, à conduire les voyageurs d’Abbeville à Amiens et vice versa, sur trois petites barques ou bateaux légers. Il devait faire le service tous les jours alternativement, un jour en montant et un jour en descendant ; chaque barque pouvait contenir au plus vingt personnes avec leurs hardes et paquets, au prix de 40 sols d’Abbeville à Amiens et de 15 sols d’Amiens à Abbeville. Ces petites barques furent désignées vulgairement sous le nom de picotins ou diligences d’eau. Ce service prit assez vite de l’extension et, en 1733, il y avait entre Amiens et Saint-Valery 18 picotins conduits par tous les gribanniers à tour de rôle. Mais, là encore, les gribanniers abusèrent de leur monopole ; le service était très mal fait ; les picotins étaient devenus incommodes, malpropres et malsains par l’inobservation des règlements ; tous les voyageurs étaient pêle-mêle, ce qui avait souvent des suites fâcheuses, le tout aggravé par la mésintelligence et la jalousie entre les gribanniers. En 1764, le sieur Darras, gribannier, demande l’autorisation d’établir un bateau plus commode, avec trois classes distinctes à 3 livres, 50 sols et 40 sols, accompagnant son mémoire des projets, grossièrement exécutés, mais fort curieux de son bâtiment. Ce projet, appuyé par l’échevinage d’Abbeville, excita les réclamations des autres gribanniers et l’affaire fut portée au Conseil ; mais Darras n’attendit point l’autorisation et, malgré les défenses provisoires à lui faites, mit sa barque en mouvement. Malheureusement, le dossier ne nous donne pas l’issue de l’affaire.


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Procès-verbal de l’Assemblée nationale n°466 du mardi 9 novembre 1790

page 13 (page lviii du recueil)

Un membre du Comité d’Agriculture et de Commerce a pris la parole, et a rendu compte d’une pétition faite à l’Assemblée Nationale par la Chambre du Commerce de la ci-devant Province de Picardie, tendante à ordonner l’exécution d’un arrêt du Conseil du premier février 1724, qui a proscrit le droit de tour, prétendu par les gribanniers navigeant sur la rivière de Somme, droit que ces gribanniers viennent de tenter de renouveler au préjudice du commerce et de la liberté individuelle, et a proposé le décret suivant, qui a été adopté.

« L’Assemblée Nationale, après avoir ouï le rapport de son Comité de Commerce et d’Agriculture sur la demande de la Chambre du Commerce de la ci-devant Province de Picardie, décrète que jusqu’à ce qu’il ait été prononcé, d’après l’avis du Département de la Somme, ou de son Directoire, sur la question de savoir si le service des gribanniers et mariniers de la rivière de Somme, pour le transport de marchandises et autres denrées, doit être fait tour-à-tout, ou non, par les bateaux ou gribannes qui font ce service, l’arrêt du Conseil du premier février 1724, qui abolit ce prétendu droit, sera provisoirement exécuté selon sa forme et teneur ; en conséquence, autorise tous bateliers établis sur la rivière de Somme à voiturer, comme les gribanniers, les marchandises et autres objets de Saint-Vallery à Amiens, et d’Amiens à Saint-Vallery et autres lieux, le long de la rivière de Somme, au prix dont ils conviendront de gré à gré avec les marchands, propriétaires et commissionnaires de marchandises. Fait défenses aux gribanniers et à tous autres de troubler ceux qui seront choisis par les marchands, à peine d’être poursuivis comme perturbateurs du repos public. Fait défenses auxdits bateliers et gribanniers, et à leurs équipages, de détourner et altérer aucunes des marchandises dont ils seront chargés, à peine de tous dommages-intérêts, et de punitions corporelles. »


projetbabel.org décrit la gribane de Somme comme une sorte de péniche halée en usage jusqu’au début du xxe siècle…

Bateaux et navires : progrès de la construction navale indique qu’à l’époque (1892) les gribanes sont des bateaux plats dont les façons avant et arrière ont de l’analogie avec celles d’un canot. Leur gouvernail est muni d’un aileron qui peut être relevé…

Voir aussi l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers de Diderot, d’Alembert et Jaucourt.